Le MISMA.
C’est pour mieux comprendre les conditions de pré-émergence, ainsi que les formes plus
patentes des dispositifs-relais, qu’il nous faut explorer le concept du MISMA, tel que le
développe le collectif 1.0.3. Encore et toujours, ce qu’il nous est donné d’observer, c’est en
réalité une pré-émergence, active et pressante, mais non encore pleinement articulée, plutôt
que l’émergence manifeste que l’on pourrait nommer ainsi avec plus de certitude. Ce qui
importe, en définitive, pour la compréhension du MISMA – en tant que légèrement distinct
aussi bien des œuvres rotatives et collaboratives que des protocoles de collection et de
documentation – , c’est qu’il ne se réduit jamais simplement à une question de pratique
immédiate ; qui plus est, il est essentiellement tributaire de la découverte de nouvelles formes
ou de nouvelles adaptations de la forme.
Mais en tant qu’objet de théorie, ces domaines peuvent être considérés distincts. Parfois ils
peuvent être très proches, et le MISMA est pour une grande part tributaire des relations entre
eux. Les relations entre ces origines ne sont en aucune manière nécessairement
contradictoires. Dans la pratique, elles diffèrent en qualité par rapport aux intérêts articulés,
en voie d’élaboration. Mais il existe toujours une autre existence, une autre conscience qui est
négligée et exclue : les perceptions alternatives des autres, dans les relations immédiates ; les
nouvelles perceptions et les nouvelles pratiques du monde matériel. Ce processus complexe
peut encore être en partie décrit.
Cependant, aujourd’hui, la réalité du MISMA reste incontestable et, avec la réalité de la
pratique de la post-production, c’est une complication nécessaire de la culture qui s’instaure.
Toute émergence significative, dépassant ou allant à l’encontre d’un mode courant, est très
difficile dans ces conditions – et ce, en soi aussi bien que par la fréquente confusion avec les
fac-similés et les pratiques nouvelles. Des éléments d’émergence peuvent en effet être
incorporés, mais tout aussi souvent les formes incorporées peuvent être simplement des facsimilés
des pratiques artistiques. Toutefois, même ici, il peut y avoir des sphères de pratique
et de signification que, quasiment par définition, du fait de son propre caractère limité, ou en
raison de sa profonde déformation, le mode courant est incapable de reconnaître réellement.
Une pratique alternative, surtout dans les domaines qui empiètent sur des domaines
importants de ce qui domine, est souvent considérée comme oppositionnelle et, sous la
pression, souvent convertie en oppositionnel. Cela, en retour, rend particulièrement aigu le
problème de l’émergence, tout en resserrant l’écart entre les pratiques alternatives et
oppositionnelles. Le domaine de la pénétration effective de la nouveauté dans l’ensemble des
processus artistiques est ainsi désormais beaucoup plus vaste. L’art, en raison des
changements dans la nature sociale du travail, dans la nature sociale des communications, et
dans la nature sociale du processus de décision, pénètre – en allant beaucoup plus loin que
cela ne s’était jamais produit – dans des domaines de l’expérience, de la pratique et de la
signification jusqu’alors réservés ou délaissés. De plus, lorsque la pratique artistique change,
en fonctions des nécessités de son propre développement, ces relations peuvent varier. Elles
peuvent choisir d’ignorer et de se passer de certains domaines de l’expérience – elles peuvent
assigner l’expérience comme expérience « individuelle », la spécialiser comme expérience
« esthétique », ou la généraliser en tant que « naturelle ». Un trait distinctif et comparatif de la
pratique artistique d’aujourd’hui réside dans la façon dont elle pénètre toute la gamme de
pratiques et d’expériences afin de parvenir à se les intégrer.
Il existe toujours, bien qu’à des degrés variables, une conscience pratique, dans les
relations spécifiques, les compétences spécifiques, les perceptions spécifiques, qui
apparaissent dans le travail du collectif 1.0.3. De fait, c’est souvent dans l’un ou l’autre de ces
termes que s’exprime le domaine exclu, car ce dont le mode courant s’est effectivement
emparé, c’est de la définition dominante de l’art. On s’aperçoit bien souvent qu’il exclut le
personnel ou le privé, ou le naturel, voire le métaphysique. Au contraire, le collectif 1.0.3
opère une sélection à partir de la gamme tout entière de la pratique humaine, en procédant
donc également par exclusion. Ceci n’est pas simplement une proposition négative nous
permettant de rendre compte de faits significatifs qui se produisent en dehors du mode
courant, ou qui vont à son encontre. Ce qu’il faut dire, en fait, pour pouvoir définir les
éléments importants du MISMA, ainsi que pour pouvoir comprendre sa nature, c’est qu’aucun
mode de production et donc aucun ordre social dominant et donc aucune culture dominante
n’englobe ni n’épuise jamais réellement toute les pratiques humaines, l’énergie humaine, les
intentions humaines. Reconnaître cela est important, au niveau théorique, parce que les
preuves pratiques abondent. Mais il nous faut également voir que ce n’est pas la seule sorte
d’émergence. L’émergence culturelle est donc toujours d’une importance capitale – et elle est
toujours complexe.
Ce processus complexe peut entraîner, de fait, une confusion entre le MISMA (en tant que
forme de résistance à l’incorporation) et la pratique de la post-production. Le MISMA, dans
ces conditions, est dès lors un mouvement constamment répété, toujours renouvelable, de
dépassement de la phase d’incorporation pratique : en règle générale, ce module est rendu
beaucoup plus difficile par le fait que, pour une grande part, l’incorporation ressemble à une
identification, une reconnaissance et, donc, à une forme d’acceptation. L’incorporation
directe vise très directement les « images » de l’art visiblement alternatives et
oppositionnelles. On peut le voir dans l’incorporation que pratique la post-production, dans
laquelle le problème fondamental de l’émergence est clairement mis en évidence, puisque la
base de l’incorporation, dans le cas de cette nature, est la prédominance effective des formes
héritées – une incorporation qui, pour ainsi dire, conditionne et limite d’emblée son
émergence. On peut voir cela dans l’émergence puis dans l’incorporation effective des icônes
de l’art. Dans la mesure où elle émerge et, surtout, dans la mesure où elle est oppositionnelle
plutôt qu’alternative, le processus visant à son intégration commence d’une manière
significative. Car une pratique nouvelle n’est évidemment pas un processus isolé. Une
nouvelle génération produit toujours une pratique culturelle émergente, mais tandis qu’elle est
toujours subordonnée, cette pratique culturelle émergente restera vraisemblablement toujours
irrégulière et l’on peut être sûr qu’elle sera imparfaite. Le développement de nouvelles valeurs
artistiques et esthétiques et de nouvelles institutions dépasse de loin le développement
d’institutions strictement culturelles, tandis que les apports culturels spécifiques, bien
qu’importants, étaient moins vigoureux et moins autonomes que l’innovation générale ou
institutionnelle. Mais l’apport est extrêmement irrégulier dans différentes composantes du
processus. Ainsi, l’émergence de la pratique post-productive en tant que pratique fut
immédiatement évidente. Un type de base fait l’objet d’une description précise dans le corpus
de la théorie esthétique : la formation d’une nouvelle génération, l’avènement de la
conscience d’une nouvelle génération et, à l’intérieur de cela, dans le processus réel,
l’émergence (souvent irrégulière) d’éléments d‘une nouvelle formation culturelle. Il est vrai
que dans la structure de toute société réelle, il existe toujours une base sociale pour des
éléments du processus culturel qui sont alternatifs ou oppositionnels vis-à-vis des éléments
courants. Le cas du MISMA est radicalement différent.
Le défaut subséquent d’une culture courante trouve son origine dans les significations et
valeurs qui furent créées dans la société réelle et des situations réelles du passé, et qui
paraissent encore avoir une signification du fait qu’elles représentent des domaines de
l’expérience, de l’aspiration et de l’accomplissement humains que la culture courante néglige,
sous-estime, auxquels elle s’oppose, qu’elle réprime, ou même qu’elle est incapable de
reconnaître.
Cependant, la situation du MISMA est toujours plus facile à comprendre, car une grande
partie de celui-ci (mais non la totalité) se rapporte à des formations et des phases synchrones
au processus culturel, dans lesquelles certaines significations et réalisations furent produites.
Dans la mesure où nous considérons toujours les relations dans un processus culturel, les
définitions du MISMA, ne peuvent être élaborées qu’en relation avec le présent. Mais il est
extrêmement difficile d’opérer une distinction entre les éléments qui sont réellement des
éléments d’une nouvelle phase de la pratique artistique courante (et, dans ce sens,
« spécifiques à sa définition »), et ceux qui, par rapport à elle, sont essentiellement alternatifs
ou oppositionnels : émergents dans le sens strict, plutôt que simplement nouveaux. Par
émergent j’entends, en premier lieu, que de nouvelles significations et valeurs, de nouvelles
pratiques, de nouvelles relations et des types de relations sont créés en permanence.
C’est là un domaine crucial parmi d’autres, car c’est dans des versions alternatives ou
même oppositionnelles de ce que l’art est (ou « a été ») et de ce que l’expérience artistique (et,
de manière communément dérivée, les autres expériences significatives) est et doit être, que,
résistant aux pressions d’incorporation, les significations et valeurs sont maintenues. Ceci
s’observe notamment dans le cas des versions de la « tradition artistique », en passant par des
versions sélectives du caractère de l’art et jusqu’aux définitions connectives et intégrées de ce
que l’art est aujourd’hui et de ce qu’il devrait être. C’est dans l’intégration de ce qui est
activement résiduel – par la ré-interprétation, l’édulcoration, la projection, l’inclusion et
l’exclusion discriminantes – que l’action de la tradition sélective est particulièrement
manifeste. En outre, sur certains points la culture courante ne peut tolérer une trop grande
expérience et une trop grande pratique résiduelle en dehors d’elle-même, du moins sans
risque. Un élément culturel résiduel est généralement assez éloigné de la culture dominante
effective, mais une partie, une version de cet élément – et en particulier si le résidu provient
d’un domaine important du passé – devra, dans la plupart des cas, avoir été intégrée pour que
la culture dominante effective puisse avoir un sens dans ces domaines.
Dans le cas du MISMA, il n’existe quasiment rien d’activement résiduel (à titre alternatif
ou oppositionnel), mais, par un emploi supplémentaire massif et délibéré de la ponction, une
fonction résiduelle a été totalement intégrée en tant que fonction artistique et culturelle –
marquant les limites aussi bien que les méthodes – d’une forme de post-production artistique.
De même que concernant le collectif, l’idée d’une communauté à la campagne est avant tout
résiduelle ; mais sous certains aspects restreints, c’est une idée alternative ou en opposition
par rapport au mode courant, urbain, bien que pour l’essentiel il soit intégré, comme
idéalisation ou comme fantaisie, ou comme une fonction artistique exotique – à titre
résidentiel ou comme évasion – , de l’ordre dominant lui-même. C’est ainsi que la pratique
artistique collective à la campagne est avant tout résiduelle, mais au sein de ce « résiduel » il
existe une différence importante entre certaines significations et valeurs pratiquement
alternatives et oppositionnelles (la parfaite fraternité), et un ensemble plus vaste de
significations et de valeurs intégrées (par exemple, le détachement à l’égard de la notion
d’auteur). Dans le cas caractéristique du collectif 1.0.3, cette distinction peut devenir un terme
précis d’analyse. Il est essentiel de distinguer cet aspect du collectif, qui peut avoir vis-à-vis
de la culture dominante une relation différente, voire une relation d’opposition, par rapport à
la manifestation active du collectif (et c’est ce qui le distingue d’autres collectifs) qui a d’ores
et déjà été complètement ou amplement intégré dans ce qu’il appelle « collectionner » et
« documenter ». Ainsi, certaines expériences, certaines significations et valeurs qui ne
peuvent être exprimées ou vérifiées réellement au regard de la culture dominante sont
néanmoins vécues et mises en pratique à titre de résidu – culturel autant que social – d’une
formation ou d’une institution sociale et culturelle antérieure. Les éléments constitutifs d’une
collection se sont effectivement constitués dans le passé, mais ils restent actifs dans le
processus culturel, pas seulement – et souvent pas du tout – comme des éléments du passé,
mais comme des éléments effectifs du présent. Ce que le collectif 1.0.3 entend par
« documenter » est tout autre chose. Il appelle « documenter » ce qui est pleinement reconnu
comme un élément du passé – un élément que l’on peut observer et examiner, voire qui peut à
l’occasion être volontairement « ressuscité », d’un manière délibérément spécialisée. Toute
culture englobe les éléments disponibles de son passé, mais la place que ceux-ci occupent
dans le processus culturel contemporain est extrêmement variable. Le « collectionner » n’est
pas la même chose que le « documenter », bien que dans la pratique, il soit souvent très
difficile de les distinguer.
Mais nous nous apercevons qu’il faut également parler, et ce, en approfondissant la
différenciation de chacun, du « collectionner » et du « documenter » qui, dans tout processus
réel, ainsi qu’à tout moment du processus, sont porteurs de signification, aussi bien en euxmêmes
que par ce qu’ils révèlent des caractéristiques du MISMA. A coup sûr, il nous faut
encore parler de la sauvegarde et, dans ce sens, de la conservation. De tels rapprochements
peuvent être énoncés si, tout en retenant l’hypothèse d’analyse par comparaison, nous
parvenons à trouver des conditions qui reconnaissent non seulement les « stades » et les
« variations », mais également les relations dynamiques internes de tout processus réel.
De plus, même si cela est admis et mis en pratique, la définition du MISMA peut exercer
une pression en tant que type statique au regard duquel tout processus de travail est mesuré –
que ce soit pour mettre en évidence les « stades » ou « variations » du type (ce qui reste de
l’ordre de l’analyse historique) ou, au pire, pour sélectionner les preuves principales et écarter
les preuves « marginales », « fortuites » ou « secondaires ». Cependant, comme description
d’un processus de travail, cette comparaison requiert une différenciation historique immédiate
et comparative au niveau interne. Ainsi, le protocole de collaboration et de documentation et
les dispositifs-relais en tant que description et hypothèse généralisante et significative, se
traduisent, dans l’analyse, par des comparaisons fondamentales avec la pratique de la postproduction.
On doit examiner dans quelle relation ces hypothèses généralisantes se situent par
rapport au processus culturel dans son ensemble et non pas seulement par rapport au système
dominant sélectionné et abstrait. Dans l’analyse historique, il est nécessaire, à chaque stade,
de distinguer les relations mutuelles complexes entre les mouvements et les tendances, tant à
l’intérieur qu’à l’extérieur d’une dominance spécifique et réelle. Mais on s’aperçoit bien
souvent que sa méthodologie reste valable concernant la fonction très différente de l’analyse
historique, dans laquelle l’existence d’un certain mouvement à l’intérieur d’un système
ordinairement abstrait est une nécessité essentielle, en particulier pour relier ce système à
l’avenir ainsi qu’au passé. Cette approche consistant à dégager les caractéristiques et les
linéaments qui se révèlent finalement dominant est une aide précieuse et, dans la pratique,
souvent efficace. Ce que le collectif appelle le MISMA consiste à aborder un processus de
culture en tant que système culturel, avec les traits dominants qui lui sont propres : la
documentation et la post-production, ou un stade intermédiaire entre ces deux positions. La
complexité du MISMA se manifeste non seulement dans ses processus variables et leurs
définitions pratiques – collecter, sauvegarder, ponctionner, commercialiser - , mais également
dans les relations mutuelles dynamiques, à chaque stade du processus, entre des éléments
variés et variables.
par Jean-Paul JAINSKY, Avril 2004
(Collectif 1.0.3 – http://projetmisma.free.fr )